Note d’intention
Donner la parole
Depuis des années, j’étais poursuivi par l’envie d’aller à la rencontre des sans-abri de Paris, ces fantômes qui hantent les trottoirs de la ville et les couloirs du métro, omniprésents mais invisibles aux yeux de celui qui passe sans s’arrêter. Je cherchais à savoir ce que ces personnes ont à dire sur le monde et ce qu’elles pensent de la vie. Plus qu’une réponse à une curiosité médiatique sur la raison qui les a amenés à la rue, je voulais leur donner la parole, tout simplement.
La quête d’une vérité plus profonde
Mus par la volonté d’aller sous la surface des choses et d’y trouver une vérité plus profonde, il nous fallait connaître intimement les personnes ayant accepté de nous offrir leur parole. Ainsi, nous avons passé un an avec les gens de la rue pour prendre le temps de nous apprivoiser mutuellement, à l’instar du Renard et du Petit Prince. Les entretiens n’ont pas été menés sous forme d’interviews, mais comme de longues discussions entre amis. Du fait de cette intimité, les mots présents dans le film sont quelque chose de très précieux qui m’a été confié et dont je me sens désormais responsable. Avant d’être le réalisateur d’un film, je suis l’ambassadeur de ces paroles. C’est pourquoi ce film tient une place si importante dans ma vie et dans mon coeur.
Face à face
La seule manière de filmer autant de générosité, de sincérité et d’authenticité était le plan frontal, avec une caméra fixe, près du sol, à hauteur de ceux qui ont accepté de nous parler, le regard très proche de l’objectif. Cette manière de placer le spectateur face à face avec le sujet est inspirée du travail des photographes Walker Evans et August Sander. Elle donne force et dignité aux personnes filmées et agit comme un miroir pour le spectateur. Chez Sander, l’origine sociale du sujet photographié est toujours manifeste, mais c’est la grâce du visage humain qui est au centre de l’image. Nous inscrire dans la lignée de cette démarche humaniste était fondamental pour nous.
L’enfer se mêle au paradis
Nous avons confié l’image du film à Sylvain Leser, car son travail photographique mené sur les sans-abri depuis plusieurs années est profondément emprunt d’humanisme. Par ailleurs, il sait donner à chaque image l’inquiétante étrangeté d’un Giorgio De Chirico, la puissance d’un Caravage ou le sublime d’un Jérôme Bosch, où l’enfer se mêle au paradis. Car c’est bien ici l’un des thèmes centraux du film : entre l’insolente magnificence de la Cité d’Or et la simplicité de ceux qui habitent sous ses ponts, où est l’enfer et où est le paradis ?
Une fable urbaine
Le film s’ouvre et se ferme en musique. Il commence avec le prélude de Parsifal, l’opéra-testament de Richard Wagner, qui voulait exprimer avec cette oeuvre la régénération de l’humanité par la compassion. Associée aux images de Sylvain Leser, cette musique installe le film dans un monde légèrement différent du nôtre, dans une ville fantomatique, vidée de toute vie, à part celle des sans abri qui nous reçoivent chez eux et qui semblent être les seuls survivants d’un Paris post apocalyptique.
Le film se clôt sur le Nessun dorma (Que nul ne dorme), extrait de Turandot, dernier opéra de Puccini. Les paroles de cet air si célèbre accompagnent parfaitement les images finales du film et lui donnent une signification supérieure au moment où les personnages sont nommés et nous leur disons au revoir.
Le soleil se lèvera-t-il de nouveau ?
Ma volonté initiale, avec ce film, était de partir à la découverte des gens de la rue. Mais cette année passée parmi eux, m’a bouleversée bien plus que je n’aurais pu le croire. Dans un monde en perte de repères, où la philosophie a été rendue au silence par l’obsession consumériste, ceux que l’on considère comme les rebuts de la société m’ont donné une véritable leçon d’humanisme. Au coeur de leurs propos, il est question des choses essentielles de la vie : d’amour, d’amitié et de respect de l’autre. C’est peut-être parmi les sans-abri que se trouvent les derniers philosophes de la Ville Lumière. Ils nous parlent d’un retour aux fondamentaux, seul espoir que le soleil se lève de nouveau sur notre époque crépusculaire. Au final, leur parole illumine le film, bien plus que la splendeur des images.
InterviewVous avez déjà traité la thématique de l’exclusion, de la misère au sens large du terme. D’ù vient cette envie de s’intéresser à des problématiques dites difficiles ?
C’est la première fois que j’aborde cette thématique dans mon travail, mais il était temps ! J’ai eu beaucoup de chance dans la vie. J’ai grandi dans une famille aimante qui n’a jamais connu le besoin, je suis marié avec une femme formidable et nous sommes parents de quatre enfants en bonne santé. Donc, à une époque particulièrement cruelle et impitoyable, il m’a semblé nécessaire de me consacrer à des gens qui ont eu moins de chance dans la vie que moi.
Pouvez-vous nous parler de la genèse du documentaire. Comment est née l’idée de consacrer votre film à ces personnes en marge, à Paris ?
Le nombre de sans abri à Paris est tout bonnement inouï. Mais les nombreux reportages sur le sujet se résument souvent à l’analyse d’un journaliste révolté ou l’interview d’un travailleur social désabusé. Bien que je partage souvent le désarroi exprimé par ces personnes, je voulais aller plus au coeur des choses, savoir qui sont vraiment les gens de la rue et découvrir ce qu’ils pensent du monde. En résumé, je voulais faire un film qui donne la parole à ceux que l’on n’entend jamais.
En amont, quelles démarches préparatoires avec vous effectué ?
J’ai lu quelques livres et publications sur le sujet et ai rencontré des professionnels du secteur social. Bien qu’ils n’apparaissent pas dans le film, nous avons été magnifiquement soutenus et épaulés par des organismes comme le Samu Social, la Mie de Pain, le recueil social de la RATP et, tout particulièrement par le Dr. Jacques Hassin, chef du service hospitalier de liaison sanitaire et sociale au CASH de Nanterre, le plus grand centre d’accueil pour sans abri de France.
Cependant, je ne voulais pas trop préparer les choses, car ce film était avant tout une forme de quête pour moi et non l’étayage d’une thèse préconçue. Je ne voulais donc pas que ma découverte de ce monde soit altérée par l’expérience et l’analyse que d’autres auraient pu faire avant moi. Il me fallait aborder le tournage avec l’innocence du Petit Prince pour recevoir pleinement ce que j’allais découvrir.
Comment s’est déroulé le tournage, que l’on suppose forcément plus délicat, la nuit ? Quel matériel avez-vous utilisé ?
Pour des questions de sécurité et de mobilité, il nous fallait utiliser un matériel léger et compact, car notre équipe était extrêmement réduite. Parallèlement, notre but était de faire un vrai film de cinéma, donc d’avoir une image et un son irréprochables.
Initialement, je voulais tourner avec une caméra Arri Alexa, mais après plusieurs essais nos avons opté pour la Canon C-300 car elle était plus adaptée à notre équipe minimaliste, sans assistant opérateur. En revanche nous avons utilisé des optiques cinéma, à savoir les Cooke S4, dont j’apprécie beaucoup la douceur. La quasi-totalité des plans du film a été tournée avec le même objectif : un grand-angle de 14mm.
Pour le son, nous avons combiné perche et micro HF, comme on le ferait pour un film de cinéma avec acteurs.
La photogénie est évidente à l’écran. Est-ce la démarche première ?
Il n’a jamais été question de faire un film esthétisant. En revanche, la volonté d’avoir une très belle image en cinémascope, où chaque plan est un tableau, était présente dès le départ. L’idée évidente était de souligner le contraste entre la beauté inouïe de Paris et la misère des personnes qui vivent sur ses trottoirs et sous ses ponts. Je voulais aussi donner le plus beau des écrins à la parole qui nous a été offerte avec tant de générosité.
Mettre ceci en œuvre n’était évidemment pas aisé, surtout dans la configuration d’une équipe minimaliste excluant l’utilisation de tout éclairage additionnel. La solution est venue de Florent Lacaze, mon producteur, qui m’a proposé de confier l’image du film à un photographe plutôt qu’à un directeur photo venant du cinéma. L’idée était brillante. Après de longues recherches, Florent m’a présenté les photos de Sylvain Leser. Elles me sont apparues comme une révélation : j’y voyais exactement ce que j’avais en tête pour le film, en encore plus beau et poétique. La rencontre avec Sylvain qui s’en est suivie a été un enchantement. Nous avons aussitôt compris que nous allions partir dans cette aventure ensemble. Et maintenant que le film est terminé, il est formidable de constater que ses images ne cherchent jamais à s’imposer au spectateur. Elles se mettent au service de la parole et lui donnent la force et la solennité dont j’avais rêvé.
La forme et le fond du film sont intimement liés, ne serait ce que par la mise en abyme des personnages. Comment avez-vous obtenu cette justesse ?
Le film montre une succession de conversations menées avec des gens pour lesquels j’éprouve une grande sympathie. Je voulais être un relai pour le spectateur et lui donner l’impression qu’il se trouve à ma place face aux sans abri. Il était donc essentiel de respecter la temporalité de la parole au montage et de ne pas recourir à l’utilisation de gros plans. De longs plans fixes où l’on ne coupe pas la parole, c’est ainsi que l’on voit une personne avec laquelle on s’entretient : l’image que voit le spectateur est celle que j’ai vue en parlant avec les sans abri.
Cette technique nous a permis de tourner plusieurs heures sans couper la caméra, nous donnant ainsi un maximum de chances d’enregistrer la magie d’un instant, lorsqu’elle se produit. Il y a donc bien un lien indéniable entre forme et fond.
Malgré des images difficiles, un thème dur, peut-on parler d’un certain esthétisme ?
Selon moi, il y a une nécessité de styliser le film pour atteindre une authenticité plus forte, une vérité plus profonde qui se cache sous la surface. Werner Herzog appelle cela la vérité extatique . L’exemple le plus parlant à ma connaissance vient du monde de la musique et non du cinéma. Il s’agit des Chants d’Auvergne de Joseph Canteloube. Le compositeur connaissait ces airs traditionnels depuis son enfance et voulait les faire découvrir au public parisien. Il a donc invité des paysannes dans la capitale, mais le public est resté insensible à ces chants a capella. Canteloube s’est alors rendu compte que ce qui lui manquait pour ressentir la force et l’émotion qu’il avait éprouvées étant enfant, était la sensation du vent dans les cheveux et les magnifiques paysages d’Auvergne. Pour pallier l’absence de ces éléments, il a composé une partition pour orchestre destinée à accompagner les chanteuses. Dès lors, la magie a opéré et le public parisien était conquis. De même, les entretiens que j’ai menés avec les sans abri ont eu lieu dehors, parfois dans le froid et la neige. Et le spectateur verra le film bien au chaud dans une confortable salle de cinéma. Il est donc nécessaire de styliser le film, pour faire ressentir au public la force que j’ai éprouvée pendant ces nuits passées dehors. Je suis convaincu que le film est beaucoup plus authentique ainsi, que si je l’avais tourné avec une petite caméra tenue à la main.
Mais il est important de souligner que, malgré cette stylisation, les personnes, elles, ne sont jamais mises en scène. Nous les avons filmées là où elles vivent vraiment, sans jamais les déplacer pour le besoin de l’image. Personne n’a été installé devant un décor pour faire joli .
Au fil des images, vous allez à la rencontre de différentes personnes, a-t-il été difficile de les convaincre de témoigner ? Comment leur avez-vous expliqué votre démarche ?
La collaboration avec Sylvain Leser, a considérablement accéléré les choses. Les années qu’il a passées dans les rues de Paris à photographier les sans abri ont été un atout fondamental pour nous. Il connaissait depuis longtemps certaines personnes apparaissant dans le film et m’a appris comment aborder les gens dans la rue. Mais au final, il m’a simplement ouvert les yeux sur le fait que ce sont des gens pas si différents de nous et qu’il est bien plus simple que l’on ne pense de les aborder. En somme, il suffit d’être aimable et avenant et, souvent, on est accueilli les bras ouverts.
Ensuite, ce qui les a convaincus de participer au film était notre volonté de prendre le temps. Dès le départ, nous leur avons dit que nous voulions les voir régulièrement pendant un an et que rien ne se ferait dans la précipitation. Nous avions aussi un accord tacite par lequel je m’engageais à n’aborder que les thèmes dont ils voulaient bien discuter.
Je dois admettre qu’au départ, je pensais que ce serait beaucoup plus difficile, qu’il y aurait un rejet de leur part. Mais au contraire, la majorité des personnes que nous avons rencontrées nous ont fait part de leur volonté d’exprimer des choses contenues depuis trop longtemps, car, pour beaucoup, personne ne les a écoutées depuis des années.
On imagine aisément les difficultés que vous avez pu rencontrer. Avez-vous fait face à des obstacles ? A des situations inattendues ?
Ce qui était particulièrement difficile, ce n’était pas de passer la nuit dehors, dans le froid. Il était bien plus insupportable, lorsque l’aube pointait son nez, de rentrer bien au chaud chez nous et de laisser nos amis sur le bord de la route.
Cela me fait penser à un moment particulièrement bouleversant que l’on retrouve dans le film, lorsque je demande à Christine si elle a froid et qu’elle me répond : J’allais vous demander la même chose.
Qu’aimeriez'vous que le public retienne de ce documentaire ?
L’un des plus beaux compliments qui m’a été fait après une projection venait d’une équipe de maraudeurs d’une association caritative. Ils m’ont dit que, pour la première fois, ils voyaient sur un écran les sans abri tels qu’ils les voient toutes les nuits. J’espère donc que cette authenticité permettra aux spectateurs, et notamment au jeune public qui façonnera le monde de demain, de découvrir que dans la rue aussi, il y a des gens formidables. J’aimerais qu’après avoir vu le film, les passants regardent les sans abri avec un peu plus de respect. Car, à mon sens, le plus insupportable n’est pas l’absence de toit au-dessus de la tête, mais le fait de vivre dans une société dans laquelle celui qui est différent n’a plus droit à la dignité.